Notre grand témoin du mois :
Joachim Le Floch-Imad
Joachim Le Floch-Imad
Mois de novembre 2024
Directeur de la Fondation Res Publica, enseignant et essayiste, Joachim Le Floch-Imad a publié Tolstoï : une vie philosophique (Éditions du Cerf), pour lequel il a obtenu le Prix littéraire de biographie historique Brantôme 2024.
Alors que la France vient de célébrer la mémoire de ses professeurs assassinés, le plus bel hommage à leur rendre n’est ni dans les habituels effets d’annonce ni dans les bougies mais dans la préservation de la haute idée du savoir qu’ils ont, jusque dans leur dernier souffle, porté dans leur chair. Ce combat passe par la défense de l’école et, au-delà de celle-ci, par le retour aux humanités et à la littérature dont la vie de Dominique Bernard nous montre qu’elle représente le meilleur remède à la violence et du fanatisme. Parmi les auteurs à relire pour trouver en nous les ressources nécessaires au rebond, Tolstoï figure sans nul doute en position privilégiée.
Son œuvre tout entière témoigne en effet d’un amour de la beauté, d’une quête de l’absolu et d’une passion du questionnement qui l’ont rendu hermétique aux ravages de l’idéologie. Étranger à toutes les métaphysiques alors en vogue, Tolstoï est simultanément censuré par le tsar, excommunié par l’Église et incompris par ses proches. De son expérience - très jeune - de la guerre et de sa fine connaissance de Rousseau, des Évangiles et des sagesses orientales, il tire une doctrine de la non-résistance au mal par la violence au cœur de ses écrits de prédicateur social et de ses manifestes antimilitaristes. Tolstoï ira même jusqu’à fonder sa propre religion, sorte de syncrétisme entre la loi d’amour, des relents de paganisme et un désir très voltairien de tout passer au crible de la raison. À mille lieux du dévoiement politico-culturel du religieux dont l’actualité regorge d’exemples morbides, Tolstoï recherche d’abord et avant tout dans celui-ci un principe d’unité pour guider son existence, trouver le bonheur ici-bas et accomplir l’unité spirituelle de l’humanité, d’où sa fascination pour le bahaïsme, du nom de ce monothéisme né en Perse au XIXe siècle. Ces différentes réflexions, mêlées à des questionnements aussi profonds qu’inclassables sur l’oppression du peuple, le souci de l’habitabilité du monde, mais aussi la misère d’un libéralisme sans frein, d’un occidentalisme limité et d’une science dévoyée en scientisme, lui permettront d’acquérir une renommée sans commune mesure au tournant du XXe siècle. En témoignent les réactions extrêmement vives après son excommunication en 1901, son influence sur les évènements de 1917 ou encore la quantité de visiteurs, de correspondants et de disciples qui verront en lui une conscience morale exemplaire : de Gandhi à Rosa Luxemburg en passant par Jaurès, Wittgenstein, Horkheimer et Benjamin.
Au-delà de ses écrits théoriques, de son souci d’une adéquation totale entre ses actes et sa parole et de sa lutte pour voir son être moral triompher de son être de passions - qui rendra inévitable sa fugue suicidaire finale -, Tolstoï demeure néanmoins avant tout un écrivain exceptionnel. Son écriture charnelle, sa spontanéité et son souci du détail expriment, dans toute sa plénitude, le flot indomptable de la vie et lui permettent d’exceller dans la représentation de la dialectique de l’âme, avec un style qui fait de lui un précurseur de la technique du flux de conscience. On ne saurait donc que recommander au lecteur de se plonger dans ses principaux romans. Guerre et paix et Anna Karénine bien sûr ! Mais également Les cosaques, Hadji-Mourat et La mort d’Ivan Ilitch où, sur fond de dénonciation du mensonge social et de la corruption de la Russie de l’époque, s’élabore un puissant hymne à l’authenticité et à la beauté. Autant d’ouvrages au panthéon de la littérature mondiale qui laissèrent des traces indélébiles dans la création littéraire des plus grands, que l’on pense à Grossman, à Joyce, à Woolf, à Kafka ou encore à Proust.
À nous de faire perdurer cette œuvre immense, peu importent la crise de la transmission qui sévit, l’utilitarisme qui nous guette et les appels au boycott auxquels certains voudraient nous enjoindre à céder. Depuis février 2022 et le début du dramatique conflit russo-ukrainien, on ne compte plus par exemple les invitations à extirper les trésors de la culture russe de notre imaginaire collectif. Au prix souvent d’anachronismes d’une bêtise crasse, notamment lorsqu’on s’en prend à Tolstoï qui, pour bien des raisons, aurait été censuré, voire emprisonné, par l’actuel régime russe dont il n’est pas inutile de rappeler l’extrême discrétion lors des commémorations du centenaire de la mort de l’écrivain en 2010. « Je ne confonds pas Tchekhov avec un char T 34 », écrivait Milan Kundera dans les années 1980. Peut-être serait-il temps, enfin, de méditer ces mots.