QUELQUE CHOSE EST POURRI AU ROYAUME DU DANEMARK

(Hamlet, acte I, scène 4)

Au lendemain caniculaire de la brillante victoire de l’équipe de France de rugby sur celle de Nouvelle-Zélande, je décidai de rester 48 heures à l’abri du soleil jusqu’à ce que l’air redevienne respirable.

J’hésitai à me lancer dans la lecture du « Prince balafré » que vient de publier Alain Duhamel, en quête d’une inactivité plus reposante. Ce fut donc via Netflix l’intégralité de la série « Borgen » dont quelques amis m’avaient parlé.

C’est l’épopée, le règne, la défaite, la pathologie, la vie, l’obsession du pouvoir et l’esquive finale d’une femme politique, cheffe d’un parti centriste passée par la fonction de Première ministre.

Outre la rapide addiction à « la suite » que provoque les habiles rebondissements d’innombrables épisodes, ce feuilleton m’a replongé dans l’univers dont les électeurs m’ont fait la grâce (ou la disgrâce) de m’éloigner en juin 2022.

Au commencement était la joie. Celle de conquérir démocratiquement le pouvoir pour agir «au service d’un monde meilleur » ; celle de convaincre sans salir ni se salir, sans manipuler, avec ses convictions et sa bonne foi en bandoulière, avec l’envie de bien faire pour seul viatique.

Au fur et à mesure, comme pour illustrer la pensée de Max Weber, la principale héroïne s’éloigne de son « éthique de conviction » pour assumer « l’éthique de responsabilité », les concessions faites à la seconde devenant peu à peu le cimetière de la première.

Très vite, et dès le début, l’avidité insatiable des médias, leurs menaces permanentes, leur chantage produit une curieuse alchimie, sorte de relation incestueuse avec des « « monstres » qu’il faut nourrir avant qu’ils ne vous dévorent.

Et la grande manipulation réciproque prospère tandis que des amours incertaines, des coucheries, jalonnent ces existences malheureuses, qui cherchent la légèreté du divertissement dans la promiscuité de leur jeu de rôles.

Tous ces contemporains se trahissent, eux-mêmes et réciproquement, dans une fange qui mêle angoisses du stress et de l’ambition pour soi, soucis de carrière, malheur des proches et intrigues de basse-fosses.

Mais pas plus que le peuple n’intéresse ici les dirigeants, les citoyens n’importent aux journalistes.

Dans « Borgen », c’est l’incessant manège des faux scandales, des scoop de quatre sous, des convictions réversibles, des débats simplistes qui nourrit l’existence d’un petit monde répulsif.

Ce n’est pas le narcissisme des personnages qui écœure mais plus le fait qu’aucun n’aime ni ne respecte personne, même pas soi. Ce dégoût généralisé, et parfois assumé, devient pour tous l’alibi de tous les cynismes et des calculs subséquents.

Ce maelström et ses miasmes font écosystème, microcosme de quelques acteurs qui se consument sur eux-mêmes, qui cherchent in fine à sauver leur seule peau, après avoir tout ruiné, dévasté, dans leur relation à autrui, à leur famille, à leurs proches, à leurs idéaux.

Leur résistance héroïque à leur mauvaise conscience devient paradoxalement brevet de fierté et de solidité face à l’adversité, alors que leur durée en fonction (politique ou médiatique) est en vérité leur désir de survie.

À ce rythme, on se dit que la démocratie ne pourra être éternelle.

D’abord parce que ceux qui l’incarnent ne réfléchissent plus mais agissent seulement pour nourrir le moloch médiatique.

Ensuite parce que ceux qui devraient informer pour éclairer sont des professionnels sombres qui n’obéissent qu’à leurs pulsions délétères comme si la réalité ne pouvait être que noire, à leur image.

Dans un même élan à chaque épisode plus désespérant, tous les personnages justifient leur cynisme par leur amour viscéral de leur idéal supérieur de démocratie (les politiques) ou de leur pure exigence de vérité et de transparence (les journalistes) et les amoureux transis font rarement les meilleurs amants.

Mais « Borgen » est une fiction qui met en scène la délectation morose et les passions tristes d’êtres en perdition, entre Danemark et Groenland .

Là où se meurt la banquise.