Ouvrons le mois de juin avec Pierre-Henri Tavoillot, Philosophe, Maître de conférences à Sorbonne Université et président du Collège de philosophie.
Concentrant ses travaux sur les Lumières, l’éthique, les questions éducatives, et l’art de gouverner, Pierre-Henri Tavoillot est notamment l’auteur de Comment gouverner un peuple-roi ? Traité nouveau d’art politique, Odile Jacob, 2021 (prix du livre politique de l’Assemblée nationale) et La morale de cette histoire. Guide éthique pour temps incertains, Michel Lafon, 2020.

Il intervient au sein de l’Institut Diderot mais également dans de nombreux medias.

Pour La France Unie, par amitié, il nous offre ce mois son regard sur la crise de l’autorité.


Comprendre la crise de l’autorité

C’était le rêve de toute pensée libertaire : celui d’une famille, d’une société, d’une cité « sans autorité ni sanction ». Mai 68, dit-on, en avait fait son idéal.
Le sentiment qui domine aujourd’hui est plutôt celui d’une crise de l’autorité : on la repère dans la famille, qui a vu l’avènement triomphal de l’enfant-roi  contre la puissance paternelle ; on la voit à l’école, où l’admiration muette pour la culture et le maître s’est effacée ; et on l’identifie dans la Cité, qui a vu la capacité à gouverner se réduire comme peau de chagrin. Alors : est-ce la fin de l’autorité ? Au moins une raison permet d’en douter : on n’a jamais autant parlé de l’autorité que depuis qu’elle est en crise. Ce qui permet d’explorer cette autre piste : celle d’une reconfiguration en cours.

Pour tenter de le suggérer, il faut d’abord distinguer l’autorité du pouvoir, ne serait-ce que parce qu’il peut y avoir du pouvoir sans autorité – l’autoritarisme du petit chef – et de l’autorité sans pouvoir – la sérénité du vieux sage. L’autorité se distingue aussi de la contrainte par la force, qu’elle permet d’éviter, et de l’argumentation rationnelle, qu’elle dépasse.
L’autorité n’a besoin ni d’imposer ni de justifier. L’étymologie du terme est connue : le mot vient du latin augere qui signifie augmenter. L’autorité est donc une opération étrange qui accroît un pouvoir — le petit chef devient alors un grand homme — ; ou un argument, puisque l’argument d’autorité est censé avoir plus de valeur que les autres. D’où peut provenir cette augmentation ?

Elle semble devoir émaner d’une instance supérieure au pouvoir lui-même, qui justifierait qu’on fasse confiance — parfois aveuglément — à celui qui le détient.
Des sources de ce type, on peut en repérer trois principales dans l’histoire de la culture humaine : le Passé, la Nature, le Divin.

Le Passé augmente un pouvoir en établissant un lien avec un héritage ancestral et sacré. Qu’ils soient dieux, héros ou patriarches, les grands ancêtres sont liés à l’origine des choses et fondent une Tradition. Ainsi à Rome, écrit Cicéron, « tandis que le pouvoir réside dans le peuple, l’autorité appartient au Sénat », parce que les sénateurs sont les patriciens, c’est-à-dire les Pères de la République.

Une autre source de cette augmentation peut venir de la Nature, à condition de la concevoir comme un ordre parfait, lui-même traversé par une loi de justice : ce qui correspond à ce que les Grecs nommaient Cosmos. Ainsi, c’est en cherchant à imiter l’ordre profond des choses que Platon envisage sa République idéale installant à son sommet ceux qui en détiennent la connaissance ultime : les philosophes.

La troisième source est celle du divin. Elle est formulée à merveille par Saint Paul quand il écrit : « Il n’y a point d’autorité qui ne vienne de Dieu, et celles qui existent sont constituées par Dieu. Si bien que celui qui résiste à l’autorité se rebelle contre l’ordre établi par Dieu ». Sans doute peut-il exister des pouvoirs humains injustes et tyranniques, mais lorsqu’ils deviennent des autorités établies, ils produisent de l’ordre, semblables en cela, même si c’est en petit, à la puissance infinie du Créateur.
Or il y a pire qu’un ordre injuste ou tyrannique : c’est l’absence d’ordre ! D’où cette idée d’augmentation divine d’un pouvoir médiocre.

Ce sont là, sous réserve d’inventaire, les formes primordiales de l’autorité. Elles nous paraissent aujourd’hui toutes critiquables et elles sont, de fait, entrées en crise dans l’histoire occidentale (bien avant Mai 68) à la Renaissance. L’autorité du passé fut affaiblie par la redécouverte des textes des auteurs anciens qui concurrençaient le message de la Révélation ; la deuxième par les grandes découvertes astronomiques et géographiques qui ont détruit les représentations d’un cosmos harmonieux ; la troisième par les guerres de religion qui ont ébranlé les certitudes théologico-politiques d’une unité pacifique de la chrétienté.
Face à cette triple crise, les auteurs modernes, de Machiavel à Hobbes, se sont efforcés de penser une nouvelle autorité … quand le passé se perd, quand la nature se tait et quand Dieu s’éloigne.

Cette reconstruction n’est pas achevée, mais l’on peut tenter l’inventaire de ce qui continue de faire autorité à l’âge contemporain, c’est-à-dire à un âge qui a fait de la critique de l’autorité son « argument d’autorité ». Trois formes me semblent résister, quoique de manière partielle, à cette critique.

La première est la compétence ou l’autorité de celui qui sait ou sait faire. Même si elle n’est plus étayée sur le cosmos comme chez Platon, mais sur la seule exactitude de la science, elle continue d’en imposer. Et pourtant, on se méfie du pouvoir de l’expertise, qu’on appellera au choix technocratie ou bureaucratie, ce qui prouve que cette autorité-là n’est pas absolue.

Déçu par l’expertise, on se tournera vers le charisme. Notion confuse en vérité (voir encadré), qui s’attache à un individu supposé exceptionnel en raison de sa personnalité, mais aussi des circonstances. C’est ce qu’on demande au professeur au-delà de son savoir. C’est ce qu’on attend du patron outre sa compétence.
C’est ce qu’on exige de l’homme politique en plus de sa « maîtrise des dossiers ». Avec toutefois cette réserve cruciale : la traduction allemande de leader est Führer ! Le maître charismatique risque à tout moment de se transformer en tyran, voire en gourou.

Une troisième forme d’augmentation « démocratique » serait celle de la sollicitude, car la souffrance d’autrui « fait autorité » : elle nous oblige pour le meilleur comme pour le pire. Pour le meilleur, c’est la solidarité mondiale dans les catastrophes naturelles ou humaines : quand la sympathie universelle semble primer un temps sur les égoïsmes. Pour le pire, c’est l’illusion que la souffrance confère mécaniquement des droits, voire des privilèges.
Il faut donc user avec prudence de cette autorité compassionnelle qui est un formidable levier pour l’action, mais donne lieu aussi à la plus lamentable des démagogies.

Aucune de ces trois formes contemporaines d’autorité n’est donc incontestable, mais est-ce une si mauvaise nouvelle ? N’a-t-on pas raison de préférer une autorité qui intègre ses propres limites plutôt que d’être nostalgique de puissances absolues ? Par ailleurs, si l’on tente une « motion de synthèse » entre elles, ces trois formes peuvent aussi bien dessiner la figure — rêvée — du chef « visionnaire-charismatique-humaniste », que celle – honnie – du « technocrate-gourou-dégoulinant-de-bons-sentiments ».
N’y a-t-il aucun critère sûr pour les distinguer ? Je ne le crois pas : il suffira de considérer cette idée simple selon laquelle la bonne autorité est celle qui fait grandir (donc augmente) aussi bien celui qui s’y soumet que celui qui l’exerce. Une autorité réfléchie, limitée et « de service » : voilà ce que serait l’autorité démocratique. L’exigence est infinie pour où l’on comprend la vraie nature de la crise contemporaine de l’autorité : une crise de croissance !

L’autorité confuse du charisme
L’autorité charismatique suscite à la fois fascination et méfiance. D’un côté, on veut un chef politique qui « nous fasse rêver », mais, de l’autre, on craint que le rêve ne se meuve en cauchemar. Le meilleur portrait du charisme se trouve sans doute dans la Cyropédie de Xénophon (v. 370 av. J.-C.). En racontant l’histoire (très fantasmée) de Cyrus le Grand, fondateur de l’empire Perse, Xénophon nous présente le type même du chef charismatique qui sait tisser autour de lui tous les registres possibles des relations humaines : il est à la fois bon fils, grand frère, bon père, mère attentive et … amant sublime. Transformant pour un temps l’univers en une immense famille, il devient un cosmocrator ! Mais son magnétisme est tellement parfait qu’il semble bien peu réel …