Monsieur le ministre,

Il y a quelque chose d’irréel à écrire ces lignes alors que vous n’êtes plus. Car écrire, c’est vous qui me l’avez appris durant notre compagnonnage. Ecrire des discours, non seulement par la maîtrise exigeante du fond, mais par l’étude assidue de la rhétorique, la prosodie ; mots qui sonnent et qui volent. Ecrire une ville que, par tant de projets, Confluence, Gerland, les berges du Rhône ou le Carré de Soie, vous avez transformée comme personne depuis votre modèle Edouard Herriot. Ecrire son destin, vous qui, fils d’une femme de ménage et d’un ouvrier métallurgiste, boursier, avez gravi un à un les étages de l’ascenseur social en même temps que ceux des responsabilités politiques.

Beaucoup, camarades de vos premières campagnes électorales, sauront mieux que moi raconter votre rôle majeur dans la métamorphose de Lyon et de son agglomération. Je connais, pour l’avoir vécue avec d’autres de près, votre place essentielle dans l’élection d’Emmanuel Macron comme président de la République. Je souhaite simplement porter ici témoignage de ce que fut mon apprentissage à vos côtés au cours de ces huit années, vous l’élu d’expérience devenu homme d’État, moi le militant dans la vingtaine venu de Bretagne.

Vous m’avez enseigné l’éthique du travail. Souvent, vous me racontiez vos matins laborieux, où enfant, vous accompagniez votre père à l’usine, apprenant vos leçons à six heures du matin avant de rejoindre l’école. Ce sens de l’effort ne vous a jamais quitté. Combien de dimanches dans le TGV, combien de soirées dans le secret de Beauvau à revoir, remodeler, trouver le mot juste lors de longues séances de relectures ? Combien d’heures assidues aussi à écrire le programme que vous alliez présenter aux Lyonnais et qui ne devait souffrir d’aucune imprécision ? Les responsables politiques sont hélas mal aimés par leurs concitoyens. Je mets au défi quiconque de supporter ne serait-ce qu’un mois du rythme que vous enduriez en tant que Ministre ou Maire de Lyon.

L’esprit grande prairie

Vous m’avez appris à regarder la réalité en face. “Voir ce que l’on voit” comme écrit Péguy. Non pas que vous rejetiez les auteurs et l’idéologie : mes proches se souviennent encore des nuits écourtées par Fourier, Proudhon ou Saint-Simon dont la lecture me fut vigoureusement conseillée. Mais vous m’avez toujours enjoint d’ajouter à l’apprentissage des lettres et des idées, celui de la rue et du terrain. Cette règle d’airain fut un choc pour le littéraire un peu naïf que j’étais alors. Soudain, les certitudes de ceux qui, ayant lu des livres, pensent savoir mieux que les autres furent fracassées par les tractages à la Duchère, les marchés à Vénissieux, les porte à porte dans les tours de Gerland, les réunions publiques dans les communes des Mont d’Or ou les confrontations avec les syndicalistes prétendus révolutionnaires de l’ENS. Soudain, la sécurité, l’immigration, la ghettoïsation, toutes ces difficultés étrangères au gamin de la classe moyenne périurbaine des années 2000 que j’étais, jaillissaient dans une lumière crue. Le président de la République l’a évoqué dans son éloge funèbre : à vos collaborateurs lyonnais, Arthur, Jean-Marie, Najet et tous les autres, vous racontiez souvent l’interpellation d’une électrice qui, cinq ans après votre arrivée à l’Assemblée nationale, vous demandait : “Qu’avez-vous changé dans ma vie ?” Plus un jour ne passe sans que cette question qui vous obsédait ne me hante. Plus un jour ne se passe sans que je ne me dise, comme vous le clamiez malicieusement en pied de nez à ceux qui occupent des responsabilités sans vraiment les exercer : “Il faut faire des trucs.”

Vous m’avez enseigné l’esprit grande prairie. Pour vous, le passionné d’Eddy Mitchell, la politique ne pouvait se réduire à une histoire de bureaux, valse de parapheurs, compilation d’indicateurs et additions de lignes de tableurs.

Il fallait voir grand, quitter le confort ouaté des palais, des hôtels et des mairies. Se frotter au monde. Monde intellectuel : vous étiez l’ami des économistes, sociologues, géographes, urbanistes et patrons de cercles de réflexion qui vous pleurent aujourd’hui. Monde culturel : qui sait par exemple que sans vous, les Nuits sonores, l’un des plus grands festivals de musique électronique de France, n’aurait jamais vu le jour ? Monde des affaires et de la diplomatie : je me souviens avec émotion des missions à l’étranger où chefs d’entreprise, universitaires et artistes se ralliaient autour de vous à Tokyo, Canton, Montréal ou Boston, tant pour attirer des investisseurs que pour trouver quelque inspiration pour la Cité des Gaules.

Ad augusta per angusta

Vous m’avez inculqué l’abnégation tenace du minoritaire. Les hommages qui vous ont été rendus l’ont montré : vous étiez un rassembleur. Franc-maçon et ami des catholiques, socialiste réformateur et inventeur de la gauche plurielle avec les Verts, capable de réunir dans la même majorité un sarkozyste et un communiste, vous respectiez chacun, quels que soient les parcours, les opinions ou les croyances. Mais rassembler ne voulait jamais dire pour vous diluer. Vous étiez de ces hommes sûrs de ses convictions, qui ne lâchent jamais, qui y croient toujours. De ces responsables qui préféraient traverser le désert durant des années plutôt que de sacrifier leurs valeurs sur l’autel des ambitions, des postes et de l’immédiateté.

L’Histoire vous en fit crédit. Vous étiez seul, avec quelques-uns, à penser que vous pourriez conquérir Lyon en 2001 après une série d’échecs ? Voilà qu’à l’orée du siècle, non seulement vous étiez devenu Maire, mais également Président d’une agglomération qui ne vous était pas promise. Vous sembliez isolé au Parti socialiste dans votre défense de la liberté économique et de la prise en compte du sujet de l’autorité républicaine ? Le parti de Jaurès et de Blum paya au prix fort le fait de ne pas vous avoir écouté. On vous percevait, y compris à Lyon, comme un doux rêveur lorsque vous avez rejoint Emmanuel Macron en 2015 ? Non seulement il fut élu, mais il devint le premier président de la Ve République réélu hors cohabitation. A chaque fois, le même schéma : une vision forte, souvent minoritaire, une énergie folle déployée envers et contre tout – je me souviens encore avec émotion de vos meetings partout en France en soutien au candidat Macron. Et à la fin, la réussite. Ad augusta per angusta (“les voies célestes par les voies étroites”) disiez-vous jusqu’à la tribune de l’Assemblée nationale. A la condition d’assumer sa part rebelle.

Vous m’avez enseigné enfin et surtout que la politique est une œuvre de chair et de cœur. Un art d’aimer. Aimer la cause que l’on sert : vous aimiez votre ville d’une passion sans bornes, dévorante même, c’était votre force et, vu de Paris, votre insondable fragilité. De cet amour qu’un jour vous avez fixé dans le slogan “aimer Lyon” découlait une exigence de tous les instants. Vos collaborateurs le savent, dont vous attendiez des sacrifices assidus et une implication totale. Mais vous étiez forgé de ce fer des chefs qui ne demandent jamais aux autres ce qu’ils ne s’appliquent à eux-mêmes. Ainsi apprenions-nous à aimer Lyon avec vous, dans l’enthousiasme parfois rugueux de l’effort partagé.

Aimer ceux avec qui l’on sert. Vos oppositions vous disaient ami des puissants. J’ai surtout cheminé auprès d’un homme qui sut tisser avec les militants des liens de tendresse que le temps n’a jamais effacés. Je me souviens d’Abdelkader, de Norbert, de François, de Danielle, de tant et tant de visages aperçus lors de vos obsèques, anonymes pour beaucoup, jamais pour vous.

Viatique

Aimer les gens tout simplement, vous qui étiez capable d’un aller-retour à Lyon pour inaugurer la friperie solidaire d’une amie dans votre 9e arrondissement, vous qui évoquiez avec émotion le souvenir de vos camarades partis trop tôt. Aimer les gens vous, que les Lyonnais de tous bords, de tous horizons et de toutes conditions continueront d’appeler “Gégé”, en signe affectueux de reconnaissance. Comme si vous faisiez partie de leur famille.
René Char, l’un de vos grands poètes, disait de l’héritage qu’il n’était précédé d’aucun testament. De votre héritage, Monsieur le ministre, des milliers de femmes et d’hommes se saisissent déjà. A Lyon, ceux qui traversent le quartier de la Confluence, se promènent sur les rives de Saône ou dans l’un des parcs urbains que vous avez imaginés, pensent j’en suis sûr à vous en se disant combien leur ville est belle. En France, les modérés de toutes les vous savent gré d’avoir su dire le réel sans ambages, d’avoir pris des lois pour les protéger et d’avoir cru avant les autres qu’une confluence des républicains était non seulement souhaitable mais possible.

Et puis, il y a nous. Tous ces femmes et ces hommes que vous, le professeur de vie autant que que de lettres, avez formés et forgés. Tous de destins, et de parcours singuliers. Si divers. Mais liés je crois par cet alliage unique de travail, de détermination et d’amour que vous nous avez inculqué et que nous n’oublierons jamais de porter. Comme un viatique.

Merci pour tout, Monsieur le ministre. Nous continuerons à “faire des trucs”.